Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Propos d'un ancien du SDECE
Propos d'un ancien du SDECE
Publicité
Archives
Visiteurs
Depuis la création 29 180
22 juillet 2016

lettre ouverte à François Fillon

Lettre ouverte à Monsieur François Fillon.

 

Monsieur le Premier Ministre,

 

Dans un article publié dans Le Figaro du 16 juillet dernier, vous préconisez que la France sorte de l'OTAN, et souhaitez une alliance avec la Russie, meilleure façon de combattre DAESH et l'islamisme radical.

 

Cette idée est proche de la vision du Service de Renseignement français qui déclarait dès 1903 que « les Etats-Unis ont atteint une telle puissance commerciale, industrielle et économique, qu'ils domineront le 20ème siècle, et imposeront leurs lois, leurs règles et leurs coutumes. Seule une alliance entre Paris, Berlin et moscou permettrait d'y échapper. »

 

Elle est aussi à la base de la réflexion du Général De Gaulle, qui s'efforça, sa vie durant, de se rapprocher de l'Union soviétique pour mieux résister aux USA.

Mais le Général De Gaulle a sous-estimé l'importance de l'Amérique. Il a recherché l'appui de l'ambassade de l'URSS à Londres, dès 1940, mais il ne prendra la tête du gouvernement provisoire de la République qu'en 1943, lorsque Roosevelt décida d'abandonner le Général Giraud, trop proche des idées de Churchill et Patton pour la conduite de la guerre.

 

Dès 1956, à l'arrivée de Kroutchev au pouvoir, il a reçu fréquemment la visite du numéro deux de l’ambassade soviétique à Colombey-les-deux-Eglises, mais il ne reprendra la tête du pays qu'en 1958, lorsque les Américains verront en lui celui qui allait donner l'indépendance à l'Algérie, et surtout, celui par qui la France allait perdre tout droit de revendication sur le Sahara, et de son précieux pétrole.

 

Enfin, en 1967, lorsque la tournure prise par les événements du Vietnam laissaient présager qu'une lutte à mort s'amorçait entre les USA et l'URSS, il s'opposa fermement aux Etats-Unis et perdit le pouvoir, constatant à posteriori que la France n'était pas de taille à modifier significativement le cours de l'histoire des relations entre les deux grands.

 

Monsieur le Premier Ministre, vos idées sur ce sujet sont séduisantes. Mais je crois que vous commettez la même erreur que De Gaulle. Le Général était un stratège, mais ce n'était pas un homme du contre-espionnage (ses rapports avec le Colonel de Wavrin, chef du C. E. à Londres, puis créateur du SDECE, étaient souvent difficiles).

S'il l'avait été, il aurait su que depuis la découverte du gisement pétrolier de Bakou en 1890, les Rockefeller allaient soutenir inconditionnellement tous ceux (et en particulier les bolcheviques) qui pourraient annuler les contrats d'exploitation que Nicolas II avait consentis aux frères Nobel, tandis que l'Etat Fédéral se montrerait favorable à l'établissement d'une République Socialiste Soviétique, qui couperait définitivement en deux le continent Euro-Asiatique.

Il aurait compris qu'entre les Etats-Unis et Staline s'était nouée une alliance tacite (qui amenait ce dernier à se débarrasser de ses proches collaborateurs avant qu'ils n'en sachent trop sur la façon dont le « Petit Père des Peuples » dirigeait la Révolution Prolétarienne jusqu'à sa mort). Il (De Gaulle) aurait découvert que la période Kroutchev- Brejnev ne constituait qu'un épisode malencontreux des relations USA-URSS, et qu'elle serait nécessairement suivie d'un retour à la normale, sous forme d'une connivence secrète entre les visées de la Maison Blanche et celles du Kremlin devenu la résidence du chef des Services moscovites.

 

Monsieur le Premier Ministre, j'aimerais vous faire profiter de l'expérience que j'ai acquise au sein du contre-espionnage où, tel Drogo dans « Le désert des Tartares » de Dino Buzzati, j'ai assisté aux dernières années de ce Service (dans les années 90, il a cédé la place au Service dit « de Renseignements de Sécurité »). La différence semble faible lorsqu'on n'est pas de la spécialité. Mais pour les professionnels, elle est énorme : un service de renseignement de sécurité ne s'intéresse qu'aux agissements de l'adversaire qui, de ce fait, bénéficie du « pas vu, pas pris ». Alors que le contre-espionnage orient ses recherches à partir de la compréhension des intérêts de l'Etranger. Le C.E. (contre-espionnage) était animé par la recherche des stratégies que l'ennemi utilisait pour atteindre ses objectifs.

En perdant cette dimension, le Service devenu de Renseignement de Sécurité a cessé d'être un Centre d'Investigation (d'Intelligence diront nos « amis » américano-britanniques) pour se cantonner à un rôle de surveillance technique. Et ce qui est troublant, c'est l'époque où cela s'est produit : dans la première moitié des années 90, soit au lendemain de la disparition de l'URSS. C'est à dire au moment précis où le C.E. Français, débarrassé de son ennemi prioritaire soviétique, allait pouvoir se concentrer sur l'attitude de nos « amis historiques » américains.

Certes, il y avait eu des signes avant-coureurs : dans les années 70, le secteur « trafics » du SDECE fut progressivement mis en sommeil, avant d'être abandonné à un autre service de recherche qui, n'étant pas rattaché au contre-espionnage, perdait l'accès au fichier des sources et des opérations réservées. En clair, au lendemain de l'affaire du Rainbow Warrior, les spécialistes des trafics (car tous les trafics se rejoignent au niveau économique) furent cantonnés à un rôle documentaire.

Il serait très exagéré de ne voir dans ces événements que la main des Américains. Si le C.E. a « sauté », c'est d'abord à cause des autres chefs de service, pour qui il représentait un danger, puisque, sur n'importe quel sujet, il avait le monopole de l'accès à la totalité des informations.

Il est facile d'imaginer qu'ils (les autres chefs de service) ont su bénéficier du soutien des responsables politiques qui n'aiment pas ni que leurs stratégies soient devinées (et donc potentiellement critiquables), ni, ce qui est plus grave, que ce soit leur absence de stratégie qui soit mise en évidence.

C'est dans ces conditions que N. Sarkozy a pu éliminer Kadhafi, et mettre fin à quarante ans de politique de la France en Afrique (initialisée sous Giscard d'Estaing et poursuivie sous les présidences de Mitterrand et Chirac), sans que personne ne vienne l'alarmer sur les conséquences de cette action.

Peut-être, si le secteur trafic du SDECE (devenu DGSE) avait encore été opérationnel, y aurait-il eu des « officiers traitants » pour expliquer que l'Europe Occidentale constituait le principal marché mondial de drogues dures ; que ce dernier avant 2011 était approvisionné principalement par la coke venant de Colombie, dont Kadhafi assurait le dispatching, à l'issue de son transit par la Mauritanie et le Mali ; que l'intervention américaine en Afghanistan en 2003 (dont un des buts déclaré était « d'instaurer la démocratie » nécessitait d'élever le PIB de cette région parmi les plus pauvres de la planète et dont la seule ressource rentable était la culture du pavot ; qu'il fallait donc chasser Kadhafi et son organisation mafieuse, pour que les circuits de la cocaïne sud-américaine s'effacent au profit de ceux de l'héroïne afghane, à travers le Moyen-Orient et la Turquie ; que la guerre contre Kadhafi serait immanquablement suivie d'une demande américaine à La France afin d'intervenir au Mali pour mettre fin aux trafics qui, à la mort du dictateur libyen, seraient alors repris par les organisations d' AQMI agissant en parfaite symbiose avec celles de DAESH, créé de toute pièce par la CIA.

 

Monsieur le Premier Ministre, aucun homme politique français, aucun stratège (ni à plus forte raison aucun agrégé ou universitaire) ne saurait influer un tant soit peu dans la match à trois qui se joue actuellement entre la Russie, les Etats-Unis et la Chine.

Nous sommes dans l'Alliance Atlantique. C'est un fait. Cela nous coûte cher (je pense en particulier aux pressions que les USA exercent sur notre économie). Mais en sortir pour nous rapprocher des Russes ne ferait que nous fragiliser.

Soyons pragmatiques, comme les Anglais ont su le faire longtemps avec l'Europe : y être à condition de bénéficier d'un statut spécial (et nous avons une force de frappe qui nous confère un certain poids dans nos négociations).

Pour le reste, soyons lucides : note pouvoir décisionnaire dans le concert des nations est minime. Mais il est réel. A condition de l'asseoir sur une analyse dépersonnalisée. L'avenir est sombre pour la Chine qui se fragilise de l'intérieur à mesure qu »elle réussit dans les domaines industriels et militaires. Il l'est aussi pour les Etats-Unis dont le système d'expansion économique atteint ses limites, et qui souffre d'un manque de cohésion sociale que seule l'acceptation de principes moraux unanimement partagés pendant des millénaires peut construire (l'Europe, ce n'est pas seulement quinze siècles de christianisme, c'est surtout quatre mille ans d'acceptation de ce qu'on appelle « les dix commandements »).

Il est encore pire pour la Russie qui se trouve en voie d'être dépassée dans de très nombreux domaines par son voisin (et ennemi traditionnel) chinois. Poutine est incontestablement pour elle l'homme du redressement, voire l'homme providentiel.

 

Dans ce contexte, il est logique que les Russes et les Américains jouent à la guéguerre (un peu comme la France et Kadhafi ont stabilisé l'Afrique Centrale en s'affrontant trois fois en trente ans). Dans le nord de l'Europe, les USA ont fait (semble-t-il) basculer une partie de l'Ukraine dans leur camp, sans que les Russes ne réagissent aussi fortement qu'ils auraient pu.

Il faut donc s'attendre à ce que les Russes marquent des points au Moyen-Orient (le sud du continent européen).

En premier lieu, la constitution d'un état kurde pourrait avoir lieu, avec l'assentiment des Américains. Cela devrait provoquer la fureur des Turcs dont les déboires pourraient affaiblir leur main-mise sur le Bosphore, pour la plus grande satisfaction de Moscou, qui depuis mille ans s'efforce d'obtenir un accès aux mers chaudes.

Ces éventualités pourraient utilement exploitées par la diplomatie française pour sécuriser sa situation au Moyen-Orient, si elle ne prenait conscience en temps voulu.

 

Monsieur le Premier ministre, je n'ai pas la prétention de vous indiquer ce que doit être la politique de la France. J'aimerais simplement attirer votre attention sur les services que peut rendre le contre-espionnage.A 76 ans, je me devais de le faire avant que la génération des spécialistes à laquelle j'appartiens ne disparaisse, au grand soulagement des politiques (et de leurs amis) qui font passer leurs intérêts avant celui de notre pays.

 

Soyez assuré, Monsieur le Premier ministre, de mon très sincère dévouement.

 

Hervé LE BIDEAU, responsable du secteur trafics du SDECE de 1976 à 1980.

Le 22 juillet 2016

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité